Nouvelles du Couloir de la mort du Texas – Le 10 août 2019.

Nouvelles du Couloir de la mort du Texas – Le 10 août 2019.

« Laisse la porte de devant et celle de derrière ouvertes. Permets à tes pensées d’aller et venir. Seulement, ne les invite pas à prendre le thé. » Shunryu Suzuki.

 

Il y a plein de décisions à prendre dans la vie, peu importe où l’on se trouve. Pour vous, les choix quotidiens, ça peut être : « à quelle heure je me lève ? Quels vêtements porter aujourd’hui ? Que manger à midi ? Est-ce que je vais à l’épicerie ? Qu’est-ce que j’achète ? Devrais-je aller à la salle de sport aujourd’hui ? »

Pour quelqu’un comme moi, c’est : « est-ce que je sors en promenade aujourd’hui ? Est-ce que je fais de l’exercice à l’intérieur de ma cellule, ou bien dehors en promenade ? Est-ce que j’attends toute la journée et toute la soirée mon tour de douche ? Ou bien je me lave au lavabo dans ma cellule ? Est-ce que j’écris une lettre aujourd’hui ? Ou deux, trois ? Vais-je lire un roman ou un livre de développement personnel ? Peut-être les journaux et magazines que j’ai laissé s’empiler ? »

Nous avons aussi à prendre des décisions plus essentielles. Dois-je aller à l’université ? Laquelle ? Quel métier choisir ? Où aimerais-je vivre ? Est-ce que je suis fait pour le mariage ? Est-ce que je veux des enfants, et si oui, combien ?

Pour moi, ça peut être : est-ce que je fait confiance à mon avocate commise d’office, et si oui, dois-je coopérer avec elle ? Dois-je accepter que les gardiens viennent dans ma cellule pour confisquer ma machine à écrire, parce qu’ils décident qu’elle a été « modifiée » et par conséquent qu’elle est considérée comme un « article de contrebande » ? Ou bien faut-il que je riposte et que je me retrouve avec tout un tas de sérieux ennuis qui pourraient avoir une incidence sur mon quotidien et l’état de ma procédure d’appel ?

C’est essentiel, et c’est même souvent une question de vie ou de mort d’être capable d’évaluer une situation et de peser les options à la lumière de leurs éventuelles conséquences. Quelle chance, quel bonheur de savoir prendre les bonnes décisions dans l’instant ! Cette capacité, c’est la sagesse. La sagesse est différente de l’intelligence. L’intelligence, mesurée par le QI, indique la capacité d’apprentissage. La sagesse, habituellement, vient avec l’expérience, et c’est davantage une compétence pour la vie, c’est savoir négocier les difficultés de la vie pour optimiser le succès qui dépend d’un choix.

« Évidemment, tenter de rester sain d’esprit dans un environnement insensé, tel que le couloir de la mort du Texas, peut rapidement vous faire perdre la raison. Il est bien plus judicieux d’adopter une attitude de compromis, d’accepter vraiment cet environnement en sacrifiant sa santé mentale mais en gardant ses esprits » Anonyme

(En clair, il faut s’adapter et accepter de vivre dans un environnement où règnent l’incohérence et l’absurdité – NdT)

Je repense au moment où l’on m’a envoyé dans le couloir de la mort, à l’âge de 29 ans. D’après ma carte d’identité, j’avais peut-être 29 ans, mais question maturité, j’étais plus proche des 19 ans. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce décalage : l’ADN, la génétique, je suis un Américain d’origine mexicaine, l’enfant de deux parents « latinos », enclins à monter leurs émotions. Excitable, colérique, toujours à m’opposer et à se battre.

Les effets de la consommation de drogue à un très jeune âge, quand j’étais encore enfant, ont affecté le développement de mon cerveau (le cortex frontal qui contrôle les comportements impulsifs) et ma prise de décisions. Sans oublier que je suis un Texan bouillonnant. Mes parents et moi étions semblables en cela, facilement vexés au moindre affront et prompts à recourir à la violence sans réfléchir, plutôt que d’écarter cette option, un point c’est tout.

J’étais ce genre de personnage lorsqu’on m’a mis en cage dans le couloir de la mort du Texas, et j’ai dû chercher les moyens de faire face. Au début de mon voyage à l’intérieur de ce camp de concentration des temps modernes, je n’avais pas le temps de prendre du recul et de peser les conséquences de mes actes. Une trahison, un affront ou un manque de respect, et je réagissais du tac au tac par un geste ou une parole négative, mais totalement acceptée et même validée et admirée de manière générale par la société dans le couloir de la mort du Texas. Sans oublier que nous vivons selon un ensemble de règles unique qu’on pourrait appeler « règlement intérieur » : Règle N°1 : Ne jamais montrer aucune faiblesse, ne jamais pleurer, quoi qu’il arrive. Règle N° 2 : Ne jamais cafter. Ne jamais dire quoi que ce soit à la police ni aux gardiens, jamais. Règle N° 3 : Toute trahison ou tout manque de respect appelle une vengeance. Toujours.

Tandis que je réfléchis à ces règles, je me dis qu’elles ne sont qu’un prolongement des règles que nous appliquions, moi et mes pairs, hors les murs de la prison.

Ajoutez maintenant à ce cocktail l’isolement, et sans l’ombre d’un doute, vous avez là une situation à perdre la raison. Le truc avec l’isolement, c’est que pour beaucoup de prisonniers, l’un des effets secondaires, c’est une aversion à communiquer avec les autres. Quand tu es dans ta cellule de 6 m²,  tu te sens facilement dérangé et agacé parce que d’autres essaient d’engager la conversation avec toi. Tu as la sensation qu’ils empiètent sur ton espace personnel dans ta cellule. Peu importe que tu passes littéralement tout ton temps dans cette cage minuscule, tu as l’impression qu’ils s’imposent à toi. Or, si tu ne parles pas à des amis ou à des compagnons d’infortune, comment savoir si tout tourne rond dans ta tête, si tes paroles et tes actes restent rationnels ou si tu es en train de perdre la boule ? Pour moi, c’est ça, la folie.

Et comment peut-on prendre des décisions correctes et rationnelles sur ce qu’il convient de dire ou de faire quand on subit l’isolement sur une longue période, ce qui a été jugé comme un traitement inhumain, une torture, par les associations de défense des droits humains partout dans le monde ?

Le plus dingue dans tout ça, c’est que les monstres qui ont créé cet isolement, aussi appelé « ségrégation administrative » dans les prisons texanes, connaissaient les effets qu’il aurait sur les malheureux qui y seraient soumis. C’est de la démence totale.

Puis les années ont passé et j’ai fait de mon mieux pour apprendre à devenir quelqu’un de plus concentré, plus conscient, plus aimant. Mais ça n’a pas été facile. Ça m’a pris des dizaines d’années de travail sur moi et de maturation pour arriver à cet espace où je peux voir la vie, comprendre ce qu’il se passe et avoir le temps de mesurer les conséquences de mes actes. Je suis loin d’être parfait et il m’arrive de retomber aux pires moments possibles avec ceux et celles que j’aime le plus, mais je m’y emploie au maximum. Et de plein de façons je continue de sacrifier une part de ma santé mentale (car que je suis de plus en plus certain que les individus les plus équilibrés ici perdent la tête, parce qu’ils ne parviennent pas à faire face ! Ils n’arrivent pas à s’adapter !) pour garder mes esprits et la capacité de fonctionner tant bien que mal. Et j’y laisse des plumes, croyez-moi ! Il m’est difficile de contrôler mes émotions. Quand je pleure, je pleure à torrents. Quand je suis heureux, je ne souris pas, je rayonne. Et lorsque je suis en colère, je ne beugle pas, je crache du feu. Essayez donc de gérer ça quand vous êtes enfermé dans une cage toute la journée !

Depuis peu je m’applique consciemment à contenir les émotions qui me mettent à l’épreuve. Ici, dernièrement j’ai traversé une série de « tremblements de terre », de bouleversements inattendus. À tel point que tout mon univers vacille, et c’est alors que je dois me battre de toutes mes forces pour garder le contrôle. Une manière de faire face est de nommer les émotions qui me traversent : colère, peur, angoisse, regret, culpabilité, honte, chagrin, etc. Nommer ces émotions, tout en les digérant, en essayant de comprendre ce que je ressens avec précision, m’aide : l’estomac complètement noué, des battements partout dans mon corps, qui semblent provenir d’une poussée d’adrénaline, une réaction de type « fuite ou attaque » à une situation, la poitrine qui se contracte, etc. Mon but est de ressentir ces émotions très pénibles, de les laisser me traverser, comme des évènements climatiques.

En faisant cela, je me distancie de ces émotions. C’est très difficile à faire pour quelqu’un qui a de la peine à contrôler ses émotions, mais c’est impératif. Je dois cesser de m’identifier à ces pensées qui me submergent et me rappeler qu’elles ne sont pas moi. Ce ne sont que des émotions qui passent.  Et en me détachant de ces pensées et de ces sentiments douloureux, je passe de : « ce sont mes pensées et mes émotions qui me prennent en étau » à : « cette pensée me traverse ». En accomplissant ce changement dans ma façon de percevoir la vie et tout ce qui se passe, je me sépare de tout ce qui est douleur en moi, tout en le vivant.

Parce que cesser de m’identifier à ces pensées et émotions douloureuses est impératif pour que j’évite de gâcher ma vie et mes relations aux autres. Ce n’est pas facile, mais ça en vaut la peine ; je pense être sur le point d’y parvenir et j’en suis heureux. Durant ma vie entière, cette question du contrôle de mes émotions m’a fait souffrir et j’ai de la chance d’avoir perçu la nécessité de changer et d’avoir trouvé les outils pour opérer ce changement dans ma vie.

Tandis que je continue d’être éprouvé par le feu et de remédier à mes manques, je deviens plus résistant à ce feu. Je développe aussi mon intelligence émotionnelle, ce qui me permet d’être encore meilleur pour ceux que j’aime et pour moi-même. Pour moi, les relations avec ceux que j’aime sont ce qui me permet de tenir debout. Je suis et j’ai toujours été un homme dont le bonheur dépend des autres.

Mettre en pratique cette sagesse dans mon quotidien m’aide à prendre les meilleures décisions possibles. Ça créé aussi de l’amour, de la paix et de la joie, puisque je deviens plus concentré, plus avisé et plus aimant en mûrissant.

 

Amour, Paix et Espoir.