Publié le 10 mai 2016
Traduit en français à partir de l’article original publié sur SplinterNews.com
Deux hommes, l’un blanc, l’autre hispanique, ont été accusés d’avoir tué une femme dans la banlieue de Dallas en 1998. L’accusé blanc, qui a plaidé coupable, a passé 17 ans en prison, et il est sorti en liberté surveillée il y a quelques semaines. L’accusé latino a affirmé qu’il était innocent et il a été condamné à mort. Il sera exécuté le mois prochain.
Bill Black a découvert le corps de sa femme, Betty, dans leur séjour. La balle avait traversé ses poignets et sa poitrine – elle avait levé les mains pour se défendre. A quelques mètres de là, dans une autre pièce, son doberman, Santana, gisait lui aussi sur le sol, sans vie, une balle lui avait transpercé le dos.
L’assassinat d’Elizabeth Black, femme de 64 ans surnommée “Betty”, le jeudi 29 janvier 1998, a troublé la tranquillité de Farmers Branch, ville paisible des faubourgs de Dallas. Quelques jours plus tard, la police accusait deux revendeurs de drogue du meurtre de Madame Black: Richard Lynn Childs, qui est blanc, et Charles Flores, qui est latino.
Charles Flores maintient son innocence. Il est traduit devant les tribunaux et un jury le condamne à mort. Un an plus tard, Richard Childs plaide coupable du meurtre. Il est condamné à 35 ans de prison, avec un droit de sortie en liberté surveillée après 17 ans.
Aujourd’hui, près de vingt ans après le meurtre d’Elizabeth Black, les deux accusés se retrouvent dans des situations diamétralement opposée. Charles Flores a reçu une date d’exécution pour le 2 juin. Richard Childs est sorti de prison en libéré surveillée au mois d’avril.
Aucune preuve matérielle ni aucune trace d’ADN ne place Charles Flores sur la scène de crime. L’unique témoin qui a rapporté y avoir vu Charles Flores a été hypnotisé par des officiers de police – oui, littéralement hypnotisé – pour l’aider à retrouver la mémoire, dans une procédure qui ne respectait pas les normes définies par l’Etat en matière d’hypnose pratiquée par les forces de l’ordre. Pendant ce temps, les avocats commis d’office de Charles Flores n’ont pas présenté le moindre témoin à décharge pendant la phase du procès où il a été condamné.
J’ai rencontré Charles Flores le mois dernier, à la prison Allan B. Polunsky à West Livingston, dans le Texas, bâtiment gris aux allures d’immense boîte où réside la quasi-totalité des 263 détenus du couloir de la mort. Charles Flores, grand gaillard au crâne lisse, me parle avec un léger accent traînant, typique du Texas. “Je suis innocent, me dit-il. Ils cherchaient un bouc-émissaire.”
Aux dires des procureurs, si Charles Flores s’est vu imposer une peine bien plus lourde, c’est tout simplement parce qu’il s’est enfui, alors que Richard Childs répondait aux interrogatoires des enquêteurs. Charles Flores a joué au chat et à la souris avec la police plusieurs mois durant, au Mexique, puis il a tenté à plusieurs reprises de s’échapper en faisant usage de violence.
Cependant, l’écart entre les peines infligées et la façon dont les deux suspects ont été traités par les forces de l’ordre soulèvent également des questions sur le rôle qu’a joué l’origine ethnique des accusés dans cette affaire. “J’étais le seul Mexicain mis en cause, j’étais le seul basané présent dans la salle d’audience, explique Charles Flores. Je pense que l’on sait, même si ça n’est pas explicite, qu’au Texas, si on est noir ou basané, et qu’on n’a pas les moyens de faire appel à un avocat digne de ce nom… on est dans la mouise.”
Partout dans le pays, les prévenus issus des minorités, accusés du meurtre de victimes blanches sont bien davantage susceptibles d’être condamnés à mort que les prévenus blancs accusés d’avoir assassiné des victimes issues d’une minorité. Au Texas, sur 246 personnes actuellement détenues dans le couloir de la mort, 178 sont noires ou hispaniques. Ce sont des disparités raciales comme celles-là qui conduisent de nombreux militants et experts du système judiciaire à espérer de la part de la Cour Suprême une plus grande vigilance vis-à-vis de la peine de mort dans les années à venir.
Charles Flores, cependant, n’a pas le temps d’attendre. Alors qu’il reste moins de 30 jours avant la date prévue de son exécution, ses avocats se hâtent de déposer d’ultimes appels et sa famille prie pour un sursis.
Farmers Branch est une ville tranquille d’environ 30 000 habitants, juste au nord de Dallas. Tandis que quelques grosses entreprises comme JPMorgan Chase et IBM dominent du haut de leurs tours les autoroutes qui relient entre eux les états, la plus grande partie de la ville est verdoyante et discrète ; c’est le genre de ville de banlieue où s’affichent des noms de rue comme Stardust Lane ou Mark Twain Drive.
Betty Black vivait sur Bergen Lane, une rue formant un pâté de maisons de plain-pied. Elle et son mari, Bill, qui avaient émigré d’Ecosse, ont construit leur maison en 1961, alors que le quartier n’était qu’une friche aux herbes folles. Bill était ouvrier dans le bâtiment, et, ensemble, ils avaient élevé deux enfants et avaient quatre petits-enfants.
“C’était presque une sœur pour moi, raconte Jane Stone, qui vit de l’autre côté de la rue, en face de la maison des Black, depuis plus de 50 ans. Alors qu’elle se tenait sur le perron de sa maison, par un après-midi, il y a peu, elle a laissé échapper quelques larmes. C’est dur de croire que ça ait pu arriver… elle était tout le temps de bonne humeur, c’était quelqu’un de joyeux.”
Au moment du meurtre, le fils du couple Black, Gary, purgeait une peine de 15 ans de prison pour une accusation liée aux stupéfiants. M. et Mme Black tenaient cachée chez eux une somme d’argent que leur avait confiée Gary, 39 000 $, sur laquelle ils prélevaient 500 $ chaque mois pour sa femme, Jackie Roberts, afin de l’aider à élever leurs deux enfants.
La nuit qui a précédé le meurtre de Betty Black, Jackie Roberts et son nouveau petit ami, Richard, alias “Ricky” Childs, ont retrouvé Charles Flores et plusieurs autres amis pour acheter de la drogue. Plus tôt, dans la matinée, vers 3 ou 4 heures, Charles Flores a pesé la drogue qu’ils avaient achetée et s’est rendu compte qu’il avait été floué. “J’ai dit à [Childs] qu’il me devait l’argent et qu’il devait le récupérer,” explique Charles Flores. Selon l’accusation, Jackie Roberts a parlé à Rick Childs et à Charles Flores de l’argent qui se trouvait chez les Black ; ils ont décidé de cambrioler les Black et de se partager le butin.
Les témoins ont vu deux personnes arriver près de la maison vers 7 heures ; Rick Childs conduisait une Coccinelle aux motifs psychédéliques, peinte en violet et en rose. Ces deux individus ont ouvert la porte du garage et se sont glissés dessous ; ils portaient des armes dont l’extrémité du canon était agrémenté d’une pomme de terre pour faire office de silencieux de fortune. Lorsqu’ils ont tiré sur Betty Black et sur son chien, des fragments de pomme de terre se sont éparpillés dans toute la maison. Puis, les cambrioleurs ont défoncé plusieurs murs, à la recherche de l’argent caché de la drogue, en vain. Ils ont regagné leur voiture sans prendre un dollar.
Charles Flores m’a expliqué qu’il se trouvait à une heure de route du domicile des Black lorsque le meurtre a eu lieu. Après s’être rendu compte qu’il avait été roulé suite à la transaction impliquant des stupéfiants, raconte-t-il, il est retourné chez lui, dans une caravane, à Irving, autre ville de banlieue. “J’étais chez moi, avec ma femme, dit-il. Je préparais le petit-déjeuner.”
Ce matin-là, Bill Black est rentré chez lui après le travail et a retrouvé sa femme morte, sur la moquette imprégnée de son sang. Les officiers de police sont arrivés rapidement sur les lieux et ont interrogé les voisins. Quelques jours après, Jackie Roberts et Richard Childs étaient arrêtés.
Dans un enregistrement audio de l’interrogatoire de Rick Childs effectué par les officiers de police de Farmers Branch, pièce que j’ai obtenue au moyen d’une demande au titre de la loi sur la Liberté de l’Information, ainsi que dans 2 300 pages de documents liés à l’enquête, les officiers de police l’ont pressé d’avouer son rôle dans le crime. Ils commencent par lui expliquer leur point de vue sur la situation: “Ricky, t’es grillé,” dit l’un des détectives.
Toutefois, il apparaît clairement qu’ils ont déjà Charles Flores dans le collimateur. “Ce Charlie, c’est un type pas très fréquentable, dit l’un des détectives à Rick Childs. On a entendu tout un tas de rumeurs sur son compte, à ce qu’il paraît, il ferait partie de la Mafia mexicaine … on trouve chez lui tout un tas de personnages assez louches.”
Le ton de leur conversation est badin, leur discussion est égrenée de plaisanteries et de rires. Rick Childs explique qu’il a peur de Charles Flores, et les détectives lui promettent de le “protéger.” “On va s’occuper de toi,” dit l’un d’entre eux.
Dans l’intervalle, Charles Flores apprend à la radio que la police le recherche pour meurtre avec préméditation. Il explique que Rick Childs a laissé la voiture, la Coccinelle psychédélique de couleur violette, derrière sa maison. Charles Flores panique et décide qu’il doit quitter la ville.
C’est alors que commence sa longue cavale. Tout d’abord, le matin même où Rick Childs se fait arrêter, Charles Flores tente de mettre le feu à la voiture. Lorsqu’un passant semble s’intéresser aux motifs qui le poussent à brûler une voiture, Charles Flores tire plusieurs coups de feu pour lui faire peur et avoir la paix. Puis, il quitte le pays pour le Mexique, où il séjourne plusieurs mois.
Charles Flores est arrêté en mai 1998, après son retour au Texas pour voir sa famille – les agents du FBI le prennent en chasse alors qu’il vient de quitter le domicile de ses parents. S’engage alors une course poursuite à vive allure, sur l’autoroute, dans la banlieue tentaculaire de Dallas. Finalement, Charles Flores emboutit la Volvo bleue de sa mère, sort du véhicule et s’élance à travers des jardins. Il n’aura pas couru assez vite.
Quelques mois plus tard, en juillet, il tente une nouvelle fois, en vain, de fuir, lorsque des officiers de police l’amènent à l’hôpital pour soigner ses blessures, suite à l’accident de voiture. Charles Flores, qui se trouve sans entraves dans une chaise roulante de l’hôpital, se laisse pousser pour entrer dans hôpital, quand il bondit et s’en prend à l’officier qui l’escorte ; il le frappe avec sa matraque et l’asperge de son gaz lacrymogène. Plusieurs médecins plaquent Charles Flores au sol avant qu’il ne puisse s’enfuir.
Charles Flores explique qu’il n’est pas fier de ce qu’il a fait. “On dit que ce sont les personnes coupables qui s’enfuient, mais je peux aussi vous dire que… vous fuyez également si vous avez peur, vous fuyez quand vous savez qu’ils peuvent vous condamner à la prison à vie, vous fuyez aussi si vous savez que vous êtes le seul Mexicain dans un groupe de blancs, explique-t-il. Je me suis sauvé parce que je savais ce qui allait se passer.”
Son procès s’est tenu l’année suivante, en mars 1999, au sinistre palais de justice du comté qui domine un enchevêtrement de voies rapides. Charles Flores s’est vu attribuer deux avocats commis d’office. Toutefois, seul un des deux s’est rendu en prison pour le rencontrer avant que le procès ne commence, et seulement deux ou trois fois au cours de l’année qui a mené au procès, explique-t-il.
Le procès a démarré par des journées et des journées passées à sélectionner les membres du jury. A un moment donné, les avocats de Charles Flores se sont opposés au fait que les procureurs aient écarté du jury deux membres hispaniques potentiels. Il est contraire à la constitution d’éliminer des membres du jury sur le seul fondement de leur origine ethnique – mais pas si les avocats peuvent fournir d’autres arguments, notamment, le fait qu’un juré possible ait un membre de sa famille en prison.
Le Juge John Nelms affirme que selon lui, l’aspect racial n’est pas entré en ligne de compte dans le cadre de l’un des deux renvois, mais il propose une audience sur le renvoi de l’autre juré. Cette audience – apparemment oubliée par le juge—n’a jamais eu lieu et les avocats de Charles Flores ne se sont jamais assurés que cette question avait bien été ré-ouverte. (Sur les six hommes et les six femmes que compte le jury définitif du procès de Charles Flores, il n’y a qu’une femme hispanique.)
Cela fait longtemps que le bureau du Procureur de Dallas est la cible d’accusations liées à des procédures de sélection du jury entachées de racisme. Au cours des années 60 et 70, les procureurs s’étaient vu remettre un guide de sélection du jury qui comprenait les consignes suivantes : “Ne prenez pas de Juifs, de Nègres, de Ritals, d’Hispaniques, de Mexicains ou de membres d’une quelconque minorité raciale dans un jury, même si cette personne est riche.” En 1986, le journal « Dallas Morning News » révélait que neuf jurés noirs potentiels sur 10 étaient exclus des jurys. La Cour Suprême a rejeté plusieurs condamnations de cette époque, concluant en 2003 que ce bureau était “gangréné par les préjugés raciaux.”
Sous D.A. Bill Hill, qui a supervisé l’accusation de Charles Flores, les procureurs étaient davantage encore susceptibles d’éliminer des jurés issus de minorités, comme l’a montré une enquête menée en 2005 par le journal « Morning News », et au moins une condamnation à la peine de mort obtenue sous Hill a également été infirmée du fait d’une sélection de jury marquée par les préjugés raciaux.
Le dépôt des témoignages démarre le 22 mars 1999, avec un défilé de témoins désignés par l’accusation. De nombreuses preuves circonstancielles incriminaient Charles Flores: un témoin a confirmé que Rick Childs et Charles Flores étaient ensemble seulement quelques heures avant la fusillade – ils avaient tous fumé de la méthamphétamine ensemble ce matin-là, ce que Charles Flores reconnaît. L’un des amis de Charles Flores, Homero Garcia, et le père se sa petite amie, Jonathan Wait, ont également rapporté que Charles Flores leur avait dit qu’il était présent lors du meurtre de Mme Black. Ils ont affirmé que Charles Flores leur avait dit qu’il avait tué le chien et que Rick Childs avait tué Mme Black. A un moment donné, le père de Charles Flores, Catarino, a signé une déclaration sous serment indiquant que Charles Flores lui avait dit la même chose. (Charles Flores maintient qu’il n’était pas présent sur la scène de crime, et que ses amis et que les membres de sa famille ont subi des pressions de la part de l’accusation, qui les ont amenés à signer ces déclarations.)
Cependant, aucune preuve matérielle de quelque nature que ce soit n’a été présentée. Pas d’empreintes digitales, pas de traces de sang, de traces d’ADN, ni aucun élément reliant Charles Flores à la scène de crime. Les enquêteurs n’ont même pas retrouvé l’arme du crime.
Charles Flores explique qu’il a à peine prêté attention à son propre procès. Son attention était concentrée sur la ceinture de sécurité neutralisante fixée autour de sa poitrine, dispositif pouvant envoyer des décharges de 50 000 volts à travers le corps à la moindre pression d’un bouton par l’un des adjoints du sheriff qui se tenait assis sur la rangée derrière lui. “Ne fais pas de mouvements rapides, ça va m’énerver », l’adjoint lui soufflait-il à l’oreille, se souvient Charles. « Envoyez-lui un bon coup de jus s’il perturbe l’audience,” le juge a-t-il lancé à un moment donné.
Le témoin vedette de l’accusation, et unique témoin qui ait pu placer Charles Flores à la scène de crime, était la voisine d’à côté du couple Black, Jill Barganier. A 6h45 le jour du meurtre, elle regardait par la fenêtre lorsqu’elle a vu deux hommes arriver en Coccinelle et se diriger vers le garage des Black.
Dans les jours qui ont suivi le meurtre, Mme Barganier a rapidement désigné Ricky Childs lors d’une séance d’identification dans les locaux de la police. Cependant, elle n’est pas parvenue à identifier le passager de la voiture. Elle l’a décrit comme étant un homme blanc aux cheveux bruns mi-longs.
Mme Barganier, qui se décrit elle-même comme une personne “nerveuse”, a demandé à la police de l’hypnotiser pour l’aider à se souvenir de ce qu’elle avait vu. Le recours à l’hypnose n’est pas fait courant dans le cadre des enquêtes de police au Texas, mais ces pratiques ne sont pas inédites pour autant et il existe des précédents juridiques. Le matin du 4 février 1998, soit six jours après que Betty Black ait été retrouvée morte, Mme Barganier s’est rendue au poste de police pour une séance d’hypnose menée par Alfredo Serna, officier du service de police.
Une vidéo de piètre qualité de la séance d’hypnose montre Jill Barganier, femme blonde et menue, assise dans un fauteuil dans le bureau. Elle porte un haut rayé noir et blanc. Elle semble tendue, et elle a les épaules rentrées. “Je veux que vous vous concentriez sur le son de ma voix, lui dit Monsieur Sernar. Détendez-vous et écoutez ma voix.” Il fait lentement le décompte de 100 à zéro, puis il commence à lui décrire une scène complexe. Il lui demande d’imaginer qu’elle entre dans un bâtiment, qu’elle ouvre les portes d’un cinéma, qu’elle s’installe dans un fauteuil de cuir confortable. Le film, lui précise-t-il, sera celui de ses souvenirs le matin du meurtre.
Elle décrit ce qu’elle voit, ses yeux sont clos, mais ses mains s’agitent, elle s’exprime d’une voix étrange et de façon saccadée : “Il a les cheveux bruns… Je n’arrive pas à voir.” Une fois la séance d’une heure achevée, Jill Barganier n’a rien ajouté de neuf. Avec l’aide des officiers, elle dessine une image composite du passager de la voiture: un dessin en noir et blanc d’un homme patibulaire aux cheveux longs.
Cet homme ne ressemble en rien à Charles Flores. “Je ne crois pas avoir été de corpulence moyenne depuis la classe de 5ème”, explique Charles Flores. Il a toujours eu les cheveux courts et il n’est pas blanc. Cependant, les officiers ont quand même soumis Jill Barganier à une séance d’identification comportant une photo de Charles Flores. Elle n’a pas pu l’identifier.
Ainsi, au moment de l’ouverture du procès, la police n’a toujours trouvé aucun témoin susceptible de placer Charles Flores sur la scène de crime. Sans preuves matérielles, l’accusation semble plutôt à cours d’arguments. Charles Flores se souvient qu’un de ses avocats lui avait dit avant le début du procès qu’ils ne pourraient pas le condamner. Ce jour-là, Charles Flores a appelé ses proches et leur a dit “Je serai bientôt là.”
Cette certitude vole en éclats le 23 mars 1999, soit le deuxième jour du procès, lorsque Jill Barganier est appelée à la barre. Alors qu’elle ne se trouvait dans la salle d’audience que quelques minutes avant que son témoignage ne soit reporté, elle affirme à un procureur plus tard dans la journée avoir brusquement reconnu Charles Flores. Elle souhaite l’identifier au tribunal.
Les avocats de Charles Flores font ce qu’ils peuvent pour faire rejeter son témoignage en se prévalant du recours à l’hypnose. Comme ils le soulignent, la séance d’hypnose a enfreint plusieurs critères définis dans une affaire jugée au Texas, « Zani contre l’Etat ». Selon les termes de la décision rendue dans cette affaire, les séances d’hypnose étaient censées être menées indépendamment du service d’investigation de la police, elles devaient avoir lieu dans un autre contexte que celui de la police, dans une pièce uniquement occupée par le sujet et l’hypnotiseur. La bande vidéo d’une séance d’hypnose est aussi censée montrer chaque personne présente dans la pièce où se déroule la séance.
Jill Barganier a été hypnotisée par un officier de police de Farmers Branch, dans une pièce du service de police de Farmers Branch, tandis qu’un autre enquêteur se trouvait dans la pièce. Or, la cassette VHS ne montre que le témoin, et aucun des deux officiers de police.
Par ailleurs, il est difficile d’établir la précision de ce que Jill Barganier a pu voir le jour du meurtre. Le soleil ne s’est levé ce jour-là qu’à 7h25, d’après un almanach versé aux débats lors du procès, alors qu’elle affirme avoir vu les hommes à 6h45.
Par ailleurs, le fait qu’elle identifie tout à coup Charles Flores après 13 mois soulève la question de sa possible subjectivité. Mme Barganier a admis avoir vu des photos de Charles Flores aux actualités dans les mois qui ont précédé le procès. Le Juge Nelms a fait remarquer que toutes les personnes assises sur les bancs de l’accusation et de la défense étaient blanches, à l’exception de Charles Flores. “Franchement, faut pas avoir inventé l’eau chaude pour trouver quel est l’individu hispanique dans la salle d’audience,” explique-t-il.
Toutefois, il conclut que le témoignage de Jill Barganier est fiable. Le lendemain, elle indique au jury avoir vu Charles Flores sortir de la voiture et entrer dans la maison du couple Black. Un procureur lui demande son degré de certitude. “J’en suis sure à 100%,” répond-elle.
Jill Barganier n’a pas répondu à plusieurs demandes d’entretien.
Dans ses derniers appels, l’équipe de défense de Charles Flores a soumis le témoignage d’Edward Geiselman, professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles, et expert de premier plan sur la question des entretiens avec les témoins. Il est possible que le fait d’être hypnotisé ait amené Jill Barganier à penser qu’elle aurait dû être capable de reconnaître le passager de la voiture, M. Geiselman a-t-il écrit dans une déclaration sous serment. Ainsi, lorsqu’une seule et unique option s’est présentée à elle lors du procès, soit le seul homme latino qui se trouvait face à elle, le même homme qu’elle avait vu aux informations pendant des mois durant, il lui était plus facile de se sentir sûre que c’était bien lui.
Cependant, au procès, l’équipe de la défense n’a présenté aucun témoignage d’expert pour réfuter l’identification effectuée par Mme Barganier. En fait, les avocats de Charles Flores n’ont appelé qu’un seul témoin pendant tout le procès, un expert balistique qui a témoigné qu’un revolver appartenant à Charles Flores et que la police avait retrouvé n’était pas l’arme du crime.
Lily, la mère de Charles Flores, aujourd’hui âgée de 79, m’a expliqué qu’elle et son mari avaient voulu s’exprimer en faveur de leur fils pendant la phase du prononcé du verdict au cours du procès. Toutefois, les procureurs ont menacé de les accuser de complicité avec un fugitif, sachant que Charles Flores avait utilisé le véhicule de Lily au Mexique et que ses parents lui avaient envoyé de l’argent alors qu’il s’y trouvait. S’ils témoignaient en faveur de Charles Flores, “ils allaient nous jeter en prison et jeter la clé, indique Lily. Ils nous condamneraient à une peine de 30 ans.”
Les procureurs ont profité de l’absence de sa famille. Dans son argumentation finale, le procureur Greg Davis a commencé à poser des questions: “Où se trouve la personne, ne serait-ce qu’une seule personne, un voisin, un ami, un membre de sa famille, pour vous dire qu’il existe ne serait-ce qu’une chose qui rachèterait cet homme ?” Son collègue, Jason January, intervient ensuite. “On peut en déduire, en toute logique, qu’ils n’ont rien de bien à dire sur l’accusé, qu’il s’agisse de ses parents ou de ses frères,” explique-t-il.
La procureur Mary Miller enfonce le clou à la fin de sa plaidoirie. “Le 29 janvier 1998, Elizabeth Black a vu, comme vous le savez désormais, le visage du diable. Et ce diable a un nom, il s’agit de Charles Flores.”
Le 30 mars 1999, le jury conclut à sa culpabilité. Deux jours plus tard, après avoir entendu les antécédents de Charles Flores, ses précédentes condamnations dans des affaires de stupéfiants et de cambriolage, il le condamne à mort.
“Justice a été faite”, Sheila Brockman, la fille de Mme Black, a déclaré au “Dallas Morning News” une fois le verdict rendu. (Mme Brockman a décliné une demande d’interview le mois dernier, expliquant que l’affaire remuait trop de souvenirs douloureux.)
Mme Stone, amie et voisine de Mme Black, explique que bien qu’elle estime que Charles Flores ait eu ce qu’il méritait, elle doute que son exécution apporte un réel réconfort. “Comment faire son deuil avec ça? demande-t-elle. On aimerait penser pouvoir tourner la page, mais je sais pas comment ce serait possible.”
Aujourd’hui, alors que Charles Flores compte les jours avant son exécution, Richard Childs est sorti de prison.
Bien que M. Childs ait été arrêté plusieurs mois avant Charles Flores, les procureurs ont attendu la condamnation de Charles Flores avant de l’amener devant un tribunal. Il a fallu attendre plus d’un an pour que M. Childs signe une reconnaissance de culpabilité le 5 avril 2000.
- Childs, qui n’a pas témoigné pendant le procès de Charles Flores, avait accepté de négocier sa peine et avait conclu un accord prévoyant que son inculpation pour meurtre avec préméditation, crime passible de la peine de mort, soit réduite à une inculpation pour simple meurtre. Il purgerait une peine de 35 ans de prison, et pourrait prétendre à une sortie en liberté surveillée une fois la moitié de son temps effectué.
Si le droit texan peut conclure à la culpabilité de deux personnes pour un seul et même meurtre, c’est à cause d’une doctrine que l’on appelle “Loi des Parties”, où la responsabilité des complices qui participent à un crime ou à sa préparation est aussi grande que celle de la personne qui a de fait commis le crime. En résumé, vous pouvez être coupable de meurtre même si vous n’avez pas appuyé sur la gâchette.
Si l’on tient compte du temps qu’il a déjà passé en prison, M. Childs a eu droit pour la première fois à une audience en vue d’une sortie en liberté surveillée en août 2015. Cette liberté lui a été accordée, d’après les archives de l’Etat, et il a été placé dans un « foyer de transition » début avril cette année. Les détails exacts de la mise en liberté surveillée de Rick Childs sont confidentiels, mais la plupart des détenus passent 90 jours en foyer de transition.
Le jour prévu de sa libération, alors qu’une bruine matinale laissait place au soleil, j’ai attendu sur le parking de la prison de Kyle, au sud d’Austin, là où R. Childs a purgé la dernière partie de sa peine. R. Childs n’est pas sorti à pied, il a, au lieu de cela, été amené directement au foyer de transition, mais j’ai remis ma carte au travailleur social qui le prend en charge et lui ai demandé de m’appeler, ce qu’il n’a pas fait.
Dans le cadre d’un appel datant de 2003, appel rejeté par un tribunal d’Etat, Rick Childs a affirmé que son avocat avait fait pression sur lui et l’avait contraint à plaider coupable du meurtre, et que ce n’était pas lui qui avait tiré. Son avocat a répondu dans une déclaration sous serment que Rick Childs pourrait bien se trouver dans le couloir de la mort s’il n’avait pas plaidé coupable.
La semaine dernière, je me suis entretenu avec Jason January, procureur principal dans cette affaire. Il indique que 17 ans plus tard, il ne se souvient pas de tous les détails de l’affaire, mais qu’il est fier du travail qu’il a accompli.
“Notre boulot a consisté à présenter les faits au jury, et en l’occurrence, les faits n’étaient pas vraiment à l’avantage de [Charles Flores], explique Jason January. Ce qu’il a fait, notamment tuer une grand-mère innocente, tuer son chien, mettre des silencieux sur les armes, se soustraire aux forces de l’ordre à de multiples reprises, tirer sur des officiers de police, tout cela n’a laissé place à aucune circonstance atténuante pour le jury, qui n’a eu d’autre choix que de voter pour la peine de mort”.
“Charles Flores s’est toute sa vie durant livré à ses activités criminelles et à des actes de violence, et, si vous avez déjà lu Charles Dickens, Scrooge et tout ça, en gros, vous portez vos propres chaînes,” ajoute-t-il. Rick Childs, cependant, avait un casier judiciaire tout aussi long que celui de Charles Flores, qui comportait notamment des faits de cambriolage et de détention et de distribution de méthamphétamine, selon les archives de l’Etat.
Malgré cela, Jason January indique que l’énorme différence entre les condamnations de Charles Flores et de Rick Childs n’a créé chez lui aucun souci.
“Si vous parlez aux membres du jury, finalement, peu leur importait de savoir si [Charles Flores] a appuyé sur la gâchette ou non, il était là et a pleinement participé au crime, sans aucune réserve, précise Jason January. Et, au Texas, cela vous rend aussi coupable que celui qui a pressé la détente. Vous ne pouvez pas éluder toute responsabilité dans une entreprise criminelle tout simplement parce que ce n’est pas vous qui aviez l’arme dans la main.”
Par une matinée ensoleillée, il y a quelques semaines, j’ai rencontré la mère de Charles Flores, son frère et sa belle-sœur chez eux, à Irving, une autre ville de la banlieue de Dallas. Tony Jojola, son frère, s’est extirpé de dessous le véhicule qu’il était en train de réparer et m’a invité à entrer.
Dans leur séjour décoré avec soin, aux fenêtres agrémentées de voilages, et où trône une photo grand format de Charles Flores dessinant un cœur avec les mains, deux chihuahuas enthousiastes me font la fête. Dans un coin, une portée de 5 ou 6 minuscules chiots âgés de quatre jours sont pelotonnés les uns contre les autres dans un bac à linge. (Charles Flores, qui adore les animaux, rêve d’ouvrir un abri pour les animaux s’il est libéré.)
Depuis 17 ans, la peine de Charles Flores mine la famille et maintenant que sa date d’exécution approche, c’est dur à supporter. “Quand ils condamnent quelqu’un à mort, c’est à toute la famille qu’ils infligent cette peine, affirme sa maman, Lily, avant d’éclater en sanglots. C’est toute la famille qui souffre.”
Charles Flores a grandi dans le Midland, dans la partie ouest du Texas, avec ses quatre frères aînés. Son père, Catarino, aujourd’hui en maison de retraite, avait une entreprise de couverture et de bâtiment; la famille déménageait souvent dans le secteur, à chaque tempête de grêle qui tombait sur les villes des grandes plaines du Texas.
Charles Flores raconte que ses frères aînés ont commencé à lui donner de la marijuana à fumer alors qu’il était âgé de six ou sept ans. Arrivé à l’âge adulte, il s’est mis à fumer de la méthamphétamine et, rapidement, il en est arrivé à en consommer chaque jour et à en vendre également. “Je ne voyais pas où était le mal parce que toutes les personnes que je connaissais faisaient la même chose,” explique-t-il.
Sa famille parle de lui comme d’une personne ouverte et prévenante, qui demande toujours des nouvelles des autres dans ses lettres, et qui confectionne pour ses proches des cartes d’anniversaire lui-même. Certains souvenirs de son enfance les font encore rire, comme lorsque Charles Flores a voulu apprendre par cœur chacun des livres du Dr. Seuss – le genre d’anecdotes qui le rendent humain, et que son jury n’a jamais entendues.
Lors du procès, “ils ont dressé de lui le portrait d’un individu fait pour le couloir de la mort, m’explique Tony Jojola, âgé de 60 ans. Leur décision était déjà prise.”
Actuellement, la famille fait régulièrement le trajet jusqu’à sa prison, à West Livingston, soit au nord de Houston. Depuis janvier, mois où la date d’exécution de Charles Flores a été fixée, ils s’y rendent une fois toutes les deux semaines. C’est un trajet de deux fois trois heures et demi, à travers de grandes plaines à perte de vue et des paysages vallonnés. Une fois à l’intérieur de la prison, ils bénéficient de quelques heures en compagnie de Charles Flores, à parler à travers une épaisse vitre de verre, tandis que Charles Flores se tient assis dans une cabine métallique rouillée.
“Je n’ai pas touché mon fils depuis qu’il est là, je ne l’ai pas pris dans mes bras ni rien,” indique Lily.
(Après notre entretien, Charles Flores m’a donné un message à l’intention de sa mère : “Dites-lui que je l’aime plus que quiconque au monde, et qu’elle est la meilleure des mamans et que pour rien au monde je ne l’échangerai contre la reine d’Angleterre.”)
Dans l’Unité Polunsky, Charles Flores passe 23 heures par jour à l’isolement, et bénéficie d’une heure de promenade par jour. Il écrit, médite, et correspond avec des amis partout dans le monde. Il échange des courriers avec un groupe d’avocats et de journalistes en Nouvelle Zélande et un concert a été organisé en son honneur par un groupe de défense français. Charles Flores a même publié un livre qui relate son expérience du couloir de la mort, « Mon Combat dans le Couloir de la Mort ».
Charles Flores n’est pas fier de nombreuses choses qu’il a pu faire. “Cet endroit vous laisse beaucoup de temps pour réfléchir, indique-t-il. Je le reconnais, je n’étais pas quelqu’un de bien quand j’étais libre.” Mais il affirme qu’il est désormais un autre homme et qu’il pense mériter une deuxième chance que lui accorderait la justice. “J’aimerais une audience sans parti-pris, parce que je n’ai pas eu droit à un procès équitable… C’est tout ce que je demande, un procès équitable.”
Son appel déposé auprès de la Cour Suprême des Etats-Unis a été rejeté en janvier, mais les avocats de Charles Flores sont toujours à pied d’œuvre pour trouver un moyen de reporter la date d’exécution. Bruce Anton, son avocat chargé de ses appels fédéraux, a indiqué qu’il avait prévu de déposer plusieurs nouveaux appels dans les prochains jours. Maître Anton m’a dit que selon lui, cette affaire constituait l’exemple type d’un défaut de conseil. “Ses avocats, lors du procès, n’ont pas été à la hauteur, ni ses avocats en appel, si ses premiers avocats au niveau fédéral, explique Maître Anton. Il n’a pas eu l’occasion de présenter son affaire sous le bon angle.” (Le principal avocat de Charles Flores lors de son procès n’a pas répondu à notre demande d’interview.)
A trois semaines à peine de sa date d’exécution prévue le 2 juin, Charles Flores essaie de garder son calme. Il a demandé à sa famille de ne pas le pleurer tant qu’il ne serait pas parti.
“Croyez-moi, la mort aplanit toutes les différences, explique-t-il. Quand un individu doit faire face à son exécution, peut importe qu’il soit noir, blanc, basané, ou vert. On est tous pareils.”